Le marketing des fonctions documentaires
Par Emilie Gempp et Carole Guelfucci
A l’instar de bien d’autres fonctions, l’heure est aux changements pour les professionnels de la documentation. Face aux défis présents et à venir, les discussions autour du métier s’échauffent lors des débats et colloques et parfois en interne dans les structures. Il y est question de digitalisation, d’intelligence artificielle, de Legal tech, de machine learning et de codage. Car nous vivons une période particulière bien différente de celle de l’informatisation ou de l’électronique durant laquelle les nouvelles technologies se sont adaptées somme toute docilement aux pratiques et process qui les précédaient que l’on se trouve en bibliothèque ou en centre de documentation. Aujourd’hui, l’outil devient potentiellement le process et emporte avec lui une partie des certitudes du professionnel. Plus trivialement, dans un contexte de forte concurrence, de course à la performance et de réduction de coût, semble venir l’heure de rendre des comptes sur l’utilité de la fonction jusqu’à son objet même.
A quoi bon écrire un article sur le marketing des fonctions documentaires quand les défis de demain tendent déjà les bras et nous invitent à faire fi du passé ? D’une part, il semble que le documentaliste ne pourra efficacement faire face à tout ce qui l’attend qu’à la condition qu’il soit suffisamment armé et confiant dès aujourd’hui dans sa structure et dans son milieu professionnel. D’autre part, avant même de parler formation, évolution professionnelle, révolution digitale, il peut s’avérer utile au documentaliste de porter un regard objectif et nouveau sur ce qu’il fait déjà afin de prendre la mesure des acquis et des carences.
Rédiger une liste des apports de la fonction documentaire à la structure (feel good list)
Avant d’entrer dans le dédale des tâches quotidiennes, il semble intéressant de prendre du recul sur la fonction et de s’interroger sur le véritable apport du documentaliste à la structure à laquelle il appartient. Démarrer un tel exercice n’est pas chose aisée tant il est vrai que la fonction documentaire est souvent perçue comme un service administratif très peu lié au business et aux positionnements stratégiques de l’entreprise. Cette perception n’est souvent pas seulement le fait des utilisateurs, ni des directions mais du professionnel lui-même parfois peu enclin à effectuer cette démarche et à se sentir intégré aux enjeux de sa structure.
On peut tenter d’avancer plusieurs explications à ce problème de perception qui seront volontairement non exhaustives dans le cadre de cet article.
Le problème de la perception
D’abord, le bibliothécaire/documentaliste est un des rares professionnels en entreprise à porter le nom d’un lieu et non d’une fonction. Et quel lieu ! La bibliothèque ou la documentation sont certes des lieux de savoirs et de connaissances mais ce sont aussi des lieux immobiles, du moins en apparence, qu’on imagine facilement immuable, peu mouvant et silencieux. Le documentaliste doit donc porter un nom aux antipodes des notions « trendy » d’innovation et d’agilité. Bon nombre d’entre nous pourraient rétorquer à cela que la force d’un service documentaire se trouve justement dans sa permanence et sa vision à long terme, que la fourniture d’une information fiable est souvent liée à un temps long. Connaître les sources qui font autorité dans un domaine nécessite une très bonne connaissance des fonds qui ne peut s’acquérir qu’au fil d’expériences et de recherches variées. Et puis, l’on sait bien désormais que l’agilité confine parfois à la précipitation, qui n’est pas très bonne conseillère. Le documentaliste bénéficie donc d’une image plutôt moyenne bien que la plupart du temps, son expertise en terme d’information fasse autorité.
Temps forts, temps faibles
La perception plutôt moyenne du service documentaire tient également à la fonction elle-même. En effet, le métier est ponctué de temps forts et visibles (recherches, réponses aux questions, conseils, orientation….) mais également de temps faibles assez importants souvent occupés à des travaux non visibles mais nécessaires. A titre d’exemple, la veille qui est par nature une activité qui demande une agilité et une rapidité de compréhension très importantes, avec un livrable à la fin est aussi faite de temps faibles. En effet, le documentaliste devra faire souvent l’exercice sans résultat ce qui présente un temps faible important mais sans lequel la veille serait incomplète. Sans compter les activités quotidiennes de type classement, rangement, catalogage, gestion des abonnements, mises à jour, gestion administrative… qui sont très peu visibles et valorisantes bien que chronophages et nécessaires.
Et pourtant ….
Nul doute que trouver et diffuser l’information qui servira le business de la structure est une valeur ajoutée incroyable. La masse d’information à disposition est telle que distinguer les informations clés et fiables apparait comme une compétence précieuse. Un documentaliste peut devenir un avantage concurrentiel si la structure sait l’utiliser. Par ailleurs, la plupart des utilisateurs de ressources fonctionnent de la même façon et feront une recherche identique là où le documentaliste de par son expertise, peut faire la différence.
Sur le fonds, il est notable que le documentaliste présente la plupart du temps des connaissances et compétences dans la matière de la structure dans laquelle il exerce. A titre d’exemple, le documentaliste juridique, bien qu’il soit un des très rares membres du staff/fonctions support à toucher au cœur de la matière juridique, bénéficie d’une valorisation fluctuante en fonction des structures. Et pourtant, il trouve et rassemble un contenu difficile d’appréhension, le digère puis le rend accessible et compréhensible. Il est également un des rares membres du cabinet a pouvoir travailler sur toutes les matières juridiques, sa vision à la fois générale et spécialisée lui donne un regard global sur les pratiques.
Exemple de liste des apports dans le cadre de la documentation juridique d’un cabinet d’avocats
- Participer à l’excellence du cabinet en offrant aux avocats une information pertinente et à jour
- Anticiper les sujets de demain qui intéresseront les clients du cabinet
- Garantir la complétude des recherches juridiques
- Participer au business développement avec la connaissance des secteurs/des clients/des clients potentiels
- Permettre aux avocats d’anticiper les questions juridiques des clients en étant à jour des textes/jurisprudences/doctrines
- Sélectionner les meilleures sources d’information
- Etre un vecteur de partage d’information au sein de la structure
Construire le reporting du service
S’il est vrai que le reporting s’incrit dans une longue tradition du management par le contrôle qui n’a plus du tout la cote aujourd’hui et à juste titre, il peut s’avérer un outil précieux s’il part d’une démarche personnelle. Aussi, celui-ci ne doit pas seulement permettre de justifier la fonction mais de la mettre en valeur.
Les 10 bienfaits du reporting en documentation
|
Les 10 commandements du reporting en documentation
|
Comment le faire ?
Tableur Excel
Un tableau Excel permet de poser les bases.
Quelques suggestions de critères : date, nom du demandeur, type de demande, question posée, niveau de difficulté, réponse apportée, sources utilisées, temps passé, commentaires
Logiciel dédié
Priory solutions, éditeur de logiciels dédiés aux services documentaires a développé une solution de gestion des recherches et questions. Il est possible de paramétrer totalement l’outil en fonction de sa structure. Très ergonomique, le logiciel permet d’éditer des statistiques très précises, par documentaliste, par utilisateur, par type de recherche.
http://priorysolutions.com/quest/
Les indicateurs de performance
Sur ce sujet, on peut consulter le texte intégral de l’article :
Briand Bénédicte, Buffeteau-Hejblum Annie, Cudelou Jean-François et al., « Indicateurs de performance des services documentaires. L’expérience d’un groupe de professionnels de l’information », Documentaliste-Sciences de l’Information, 2002/1 (Vol. 39), p. 26-33. DOI : 10.3917/docsi.391.0026. URL : https://www.cairn.info/revue-documentaliste-sciences-de-l-information-2002-1-page-26.htm
Dont on retiendra : « La définition et le suivi d’indicateurs quantitatifs représentent la démarche la plus facile à mettre en œuvre car il s’agit de données factuelles que l’on peut tirer d’une base de suivi des activités du service. La mise en place d’indicateurs qualitatifs est plus problématique parce que ces indicateurs sont essentiellement subjectifs (estimations, jugements, appréciations) et que, à l’exception de la validation des sources et de critères de valeur ajoutée, ils dépendent pour beaucoup de retour client. Il faut responsabiliser les demandeurs et les convaincre de l’utilité et du bien-fondé de ce retour pour l’amélioration des prestations futures. »
La mise en place d’indicateurs quantitatifs est une première étape que l’on peut mettre en œuvre facilement (avec un peu de discipline). Ces indicateurs présentent l’avantage de la discrétion.
Pour ce qui est des indicateurs qualitatifs en revanche qui nécessitent des enquêtes de satisfaction, tout dépendra de la politique de la Direction et de la place accordée au Service Documentation dans la structure. Pour faciliter la mission, il sera possible d’avoir recours à des outils de sondage en ligne.
Designer les fonctions documentaires
Présenter le reporting
Pour présenter un reporting qui peut sembler indigeste si l’on se contente d’une présentation Excel, on conseille d’avoir recours aux infographies.
Voir par exemple :
10 outils en ligne pour créer des infographies facilement par Fidel Navamuel (Outils Tice)
Les techniques de pensée visuelle (sketchnoting, mindmaping) peuvent aussi aider à présenter une équipe ou un service de manière attractive.
Voir à ce sujet : https://www.serendipidoc.fr/retour-formation-visual-mapping/
En conclusion faire savoir son savoir-faire est le grand défi de la fonction documentaire !
Pour aller plus loin
Les stages ADBS
Communiquer sur son activité, enjeu pour services documentaires
Appliquer les techniques du marketing à son service d’information
Etudier les besoins des utilisateurs et évaluer leur satisfaction
Faire évoluer son offre de services
Le film
Nous recommandons vivement le (re)visionnage du film Erin Brockovitch, d’abord car Soderbergh fait du personnage incarné par Julia Roberts le véritable sujet du film avec son franc parler, ses jupes courtes et sa démarche inégalable. Et aussi parce qu’Erin Brockovitch n’aurait jamais découvert l’information qui fera l’histoire si elle n’avait été archiviste en cabinet d’avocats.
Synopsis : Mère de trois jeunes enfants, deux fois divorcée, sans travail ni diplôme, Erin Brockovich ne peut compter que sur son énergie et son charme pour trouver le travail qui, enfin, renflouera son compte en banque désespérément vide. Pour l’heure, la malchance s’acharne sur elle. Blessée par un chauffard, Erin vient d’apprendre qu’elle ne touchera pas un sou de dédommagement. Cependant, pris de compassion, son avocat consent à l’engager dans son cabinet comme archiviste. C’est justement en procédant au classement des archives qu’Erin tombe sur le dossier de la famille Jensen, dont une puissante compagnie d’électricité, la PG&E, convoite le terrain. Erin comprend rapidement qu’elle vient de mettre la main sur une information qui pourrait bien lui brûler les doigts…
Article écrit en collaboration avec Emilie Gempp, Legal Documentaliste, Goodwin
Cet article a été écrit en collaboration avec Emilie Gempp. Je lui ai proposé une trame d’article détaillée. Elle est revenue vers moi avec une étude complète à la fois sociologique et pratique. Je la remercie pour son implication qui va bien au-delà du simple commentaire du logiciel dédié que nous avons évoqué ensemble.
Il me tient à cœur de dépasser les sujets à la mode pour revenir à des pratiques professionnelles de base dont plus personne ne parle alors qu’elles constituent une part importante de nos activités ou de nos réflexions.
N’hésitez-pas à revenir vers moi si vous souhaitez vous aussi défendre un sujet d’exercice professionnel.
Publié le 03/05/2018, modifié le 3 mai 2018
Vous écrivez : « A quoi bon écrire un article sur le marketing des fonctions documentaires quand les défis de demain tendent déjà les bras et nous invitent à faire fi du passé ? » Pour vous intéresser à aujourd’hui plutôt qu’à demain.
Certes, cela n’aurait aucun sens de négliger le ici et maintenant. Mais pour autant, la question peut recevoir une autre réponse, présentée 2003 par Laurent Bernat dans un article célèbre paru dans DSI, la revue de l’ADBS : « Les documentalistes ont l’avenir devant eux, mais… Ils l’auront dans le dos chaque fois qu’ils feront demi-tour ! »
https://www.cairn.info/revue-documentaliste-sciences-de-l-information-2003-2-page-142.htm
Autrement dit, le marketing de la documentation peut aussi se faire par l’adoption et la promotion (du meilleur) du futur.
Quelques exemples et pour aller plus loin :
http://www.precisement.org/blog/Documentaliste-un-nouveau-metier-de-nouveaux-noms.html
http://www.precisement.org/blog/Intelligence-artificielle-en-droit-derriere-la-hype-la-realite.html
Merci Emmanuel pour ce riche commentaire. Les deux positions se défendent tout à fait. On constate en effet dès à présent que certaines innovations des legaltechs, notamment pour les bases de données en ligne, sont en passe de devenir des standards. On ne peut ignorer les innovations qui font déjà plus ou moins partie de notre quotidien. Je constate seulement que lorsque l’on cherche de la littérature sur des aspects traditionnels du métier comme la gestion de bibliothèque, la mise en place ou la refonte d’un portail documentaire, d’un intranet, d’un site internet, la gestion des connaissances, les produits documentaires classiques, il y a assez peu de matière, surtout dans le domaine juridique, alors que ces points sont notre quotidien. En attendant que les robots nous remplacent tous, la gestion d’une bibliothèque juridique se fait via une multitude de tâches physiques parfois ingrates qu’il faut justifier et défendre pour la promotion du service au même titre que la gestion exaltante de projets technologiques ambitieux.